Les Ressources

Mises en sens par Michel Serres

Ressources

Au terme ressource la langue française associe deux sens. Objectif, concret ou propre, le premier désigne l’ensemble de ce dont nous disposons, ou dans le monde ou en notre possession privée : du compte en banque à l’appartement où nous résidons, des mines de plomb aux lacs de barrage, des quatre éléments à la donnée longue de l’énergie solaire. Individuelles, publiques ou mondiales, voilà, de nos vies ou, mieux, de notre survie, les sources. Le préfixe re les souligne et les renforce.

Le sens figuré ou subjectif évoque notre bonne volonté, mieux encore notre force, dans le moment même où une circonstance la barre, la heurte, risque de la briser ou de l’épuiser. Nous allions défaillir, mais nous trouvons en nous de la ressource, c’est-à-dire une source nouvelle. Le préfixe re trouve ici son second sens de reprise, restauration ou, mieux, recommencement. À certains égards inespéré, nous ne nous attendions point à ce ressourcement.

Les ressources objectives sont là, présentes, dans l’espace et dans le temps. Souvent inattendues, les ressources subjectives émergent comme des nouveautés.

Inventaire et invention

Des ressources objectives, l’on peut faire l’inventaire. Il y en a de patentes, déjà découvertes, il y en a de latentes, qu’il faut rechercher. Cet inventaire se dirige vers deux finalités : ou exploiter ou préserver. Comment choisir entre ces deux options ?

Des ressources subjectives on ne peut pas faire l’inventaire, car elles ne sont pas encore là ; mais d’elles jaillit l’invention. Les ressources objectives sont du domaine de la nécessité ; les subjectives sont du domaine de la contingence. Alors qu’un malheur ou quelque blocage l’a visiblement tarie, nous ne savons pas chez qui, nous ne savons ni où ni quand… la source de décision, de bonne volonté, d’innovation va jaillir. L’émergence d’une idée nouvelle vient de cette ressource-là.

Inertie, bifurcation

Depuis au moins la révolution industrielle, notre capacité d’invention se consacra, le plus souvent, à l’exploitation des ressources objectives et ceci pour notre bonheur, notre confort, pour l’ensemble de nos aises ; nous leur devons, en particulier, la croissance verticale récente de notre espérance de vie. Ce progrès fut tel qu’il recruta, qu’il fédéra, en bloc, nos entreprises, notre vision du monde, nos institutions, notre histoire. Cet ensemble en mouvement, scientifique, technique, juridique, institutionnel… pèse d’un poids si énorme que l’inertie de son avancée règle toujours nos vies, alors que nous avons appris qu’il faut de toute urgence faire bifurquer sa direction. Quoique cette révolution industrielle touche à sa fin, cette inertie géante perpétue ce mouvement et nous écrase encore. Parmi l’inventaire à dresser, il faut donc tenir compte de cette inertie gigantesque, opposée à l’invention qui pourrait en redresser le mouvement.

J’insiste donc sur le second sens du terme ressource parce que l’espoir d’un changement viendra, certes, d’un inventaire, mais aussi et surtout de notre capacité d’invention ; des ressources objectives, privés ou publiques, d’un état des feux et des lieux, certes, fût-il catastrophique, mais aussi d’un changement d’état d’esprit, public et privé.

L’inventaire fait recension de choses dures et lourdes ; l’invention porte sur le doux et le léger. Les mentalités peuvent, sans doute, évoluer plus vite que les biomasses, les stocks de céréales, de minerais ou d’or.

Utopie ?

Autrement dit : aurons-nous un jour la ressource de gérer autrement nos ressources ? Je rêve qu’advienne une seconde révolution industrielle qui se décrocherait des sciences mécaniques et thermodynamiques pour se relier aux sciences de la vie et de la terre, plus respectueuses de leurs objets, ainsi qu’aux techniques numériques, dont les réseaux comportent autant d’émetteurs que de récepteurs.


Instruit de ces sciences plus douces, un nouveau droit apparaitrait. Produites par le schéma en réseau, en rupture totale avec les schémas pyramidaux qui organisaient les pouvoirs depuis les Pyramides d’Égypte jusqu’à la tour Eiffel, de nouvelles institutions, enfin vraiment démocratiques, pourraient alors voir le jour.

Utopie, peut-être. Mais existe-t-il une nouveauté dans l’histoire qui n’ait commencé par une utopie ?

Michel Serres
Paris, le 24 novembre 2013